Œdipe et le Sphinx, révélateur de l’art de Moreau

Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, huile sur toile, 1864

Œdipe et le Sphinx fait partie de ces œuvres emblématiques de Gustave Moreau, qui existe dans l’imaginaire de chacun et que l’on rattache indubitablement à son créateur. En effet, comme l’explicite Pierre-Louis Mathieu, docteur en lettres et critique d’art spécialiste de Gustave Moreau, il y a dans cette œuvre tous les « traits caractéristiques de la manière du peintre » (1), en partant du thème, qui répond à son obsession pour la mythologie grecque, en passant par l’attitude hiératique des personnages « figés dans une belle inertie », à sa facture linéaire qui est si représentative de son style et que l’on peut rapprocher de son admiration pour Mantegna, son sens de la matière, d’une finesse qui la rend presque inexistante, ou enfin le paysage comme il aimait le voir sur les œuvres de de Vinci (1), où il niche une quantité de détails qui ont chacun une valeur symbolique certaine. Ainsi cette œuvre incarne véritablement le style et la patte de Gustave Moreau. Il déploie dans cette œuvre son savoir de la mythologie grecque, en présentant Œdipe au moment où il répond à l’énigme du Sphinx. Œdipe avait été abandonné enfant par ses parents Laïos et Jocaste, souverains de la cité de Thèbes, à qui la Pythie avait prédit que leur fils, une fois adulte, tuerait son père et épouserait sa mère. L’enfant fut recueilli par des bergers, puis par un voyageur, pour enfin se lier d’amitié avec le roi de Corinthe. Apprenant qu’il était victime d’une malédiction, il s’en alla sans but précis et sur son chemin tua un homme qui était son père biologique, chose qu’il n’apprendra que plus tard. En arrivant à Thèbes, il est confronté au Sphinx, qui assiège la ville et qui lui pose une énigme : « Qu’est-ce qui marche à quatre pattes le matin, à deux le midi et à trois le soir ? ». Œdipe répondit : « c’est l’Homme qui au matin de sa vie se déplace à quatre pattes, qui au midi de sa vie marche avec ses deux jambes et qui au soir de sa vie s’aide d’une canne, marchant ainsi sur trois pattes ». En remerciement de les avoir débarrassés du monstre, les Thébains le firent roi et lui donnèrent pour femme Jocaste, veuve de Laïos (2).

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C’est exactement le moment de l’énigme qui est représenté, et même sans doute le moment où il la résout, qui expliquerait cette position de confrontation, d’affrontement des deux protagonistes. Le Sphinx au corps de lion et à tête de femme est véritablement agrippé au drapé d’Œdipe qui la domine aussi bien physiquement que mentalement. L’effroi, la fureur, la stupéfaction, tous ces sentiments sont lisibles dans les yeux du Sphinx qui comprend que son pouvoir sur la ville est bel et bien fini. Lui est assuré, calme, serein, le regard affirmé, Moreau reprend les canons antiques avec un contrapposto qui le rapproche immanquablement de ses maîtres de la Renaissance italienne.

Mais il convient, selon Jean-David Jumeau-Lafond (3), historien de l’art spécialiste du mouvement symboliste français, d’y voir une revendication personnelle du peintre face à son destin. Il est vrai que Moreau présenta cette œuvre au Salon de 1864, année qui illustre son retour sur la scène artistique après s’en être retiré en 1855, en raison de ses rejets et de ses échecs récurrents aux différentes expositions parisiennes. On peut ainsi y voir une sorte d’autoreprésentation de l’artiste qui se personnifie en héros grec, combattant, défenseur d’une juste cause, infaillible, face à un personnage tyrannique, oppresseur et monstrueux qui symbolise ici les diktats de l’académisme que Moreau admire mais que, paradoxalement, il ne parvient pas à comprendre et à s’approprier. Par l’ensemble des composantes du tableau qui lui sont caractéristiques et qui ont été énumérées au début de cet article, il revendique sa place au Salon, le contraint à se soumettre et montre ainsi sa supériorité sur cette institution dont il tente d’assimiler et de s’approprier les différents codes qui furent à l’origine de sa gloire.

Ainsi, ce tableau revêt une véritable dimension autobiographique, d’autant plus que la représentation du mythe au lever du jour figure la jeunesse de l’artiste qui s’incarne en Œdipe. Cette lutte, ce corps à corps prend le sens d’une confrontation artistique du peintre qui affronte son art, la réception de son œuvre et le jugement de ses pairs. Moreau ramène le mythe à une dimension personnelle qui se solde par un véritable succès. La toile fut même qualifiée de « coup de tonnerre », de « lion du Salon » et finit par être acquise par Napoléon III (3), ce qui affirme le statut décisif de ce tableau  conçu comme « la rencontre décisive de Moreau avec son propre destin d’artiste ».